Les dialogues intercommunautaires ramèneront-ils la paix sur les hauts-plateaux du Sud-Kivu ?

A Mikenge, sur les hauts-plateaux du Sud-Kivu le 1er juin 2020. Photo Monusco / Alain Likota.

Un accord a été signé le 31 mars 2021 à Kinshasa, entre les représentants des différentes communautés présentes sur les hauts et moyens plateaux du Sud-Kivu. Modestes, les organisateurs du dialogue reconnaissent qu’il ne suffira pas à lui seul à ramener la paix. Mais est-on sur la bonne voie ?

Par Pierre Boisselet, coordonateur du Baromètre sécuritaire du Kivu.

Le 31 mars se concluait, à Kinshasa, le « dialogue intercommunautaire pour la paix, la sécurité et le développement dans les hauts et moyens plateaux de Fizi, Mwenga et Uvira ». Pendant trois jours, celui-ci a réuni des « représentants » des communautés Babuyu, Banyindu, Barundi, Bavira, Babembe, Bafuliru et Banyamulenge à l’hôtel Béatrice, dans la capitale congolaise. Cette conférence concluait un processus mené par l’ONG internationale Interpeace, avec le soutien du Bureau des affaires étrangères, du Commonwealth et du développement (FCDO) britannique, pour faire baisser la tension sur les hauts plateaux du Sud-Kivu.

Zone instable

Cette zone instable depuis des décennies a connu un regain de violence depuis 2016, et surtout depuis 2018. Elle est le principal foyer de la communauté Banyamulenge, qui vit traditionnellement de l’élevage (la transhumance du bétail est régulièrement source de conflit) et parle une langue proche de celles parlées au Rwanda et au Burundi. Historiquement marginalisée et discriminée, cette communauté a vu certains de ses membres rejoindre le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame, puis des groupes armés soutenus par le Rwanda, tels que l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) et le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), dans les années 1990 et 2000, qui ont commis des exactions contre des civils du Sud-Kivu, parfois dans le cadre de conflits locaux.

Cela a contribué à renforcer la défiance et les discriminations à son égard et favorisé la création de groupes armés issus d’autres communautés, notamment de type Mai-Mai. A partir de 2018, la situation s’est à nouveau considérablement dégradée à la suite d’exactions commises par le groupe armé issu de la communauté banyamulenge « Gumino » (« restons-ici ») contre des civils, dont des chefs traditionnels d’autres communautés (comme le chef Munyindu Kawaza Nyakwana, assassiné), la présence de rebelles rwandais du Rwanda national congress (RNC) de Kayumba Nyamwasa dans la zone, et le décret confirmant la création de la commune rurale de Minembwe avec un bourgmestre munyamulenge à sa tête, qui devait ainsi échapper à l’autorité du groupement de Basimunyaka-Sud.

Nombreuses exactions

Une importante coalition de groupes armés, composée notamment des Mai-Mai Yakutumba, Ebu-Ela Mtetezi ou encore Biloze Bishambuke (issus de communautés dites « autochtones ») et des rebelles burundais de la Résistance pour un Etat de droit (RED-Tabara), que les autorités burundaises accusent d’être soutenus par le Rwanda, s’est formée pour combattre les Gumino. Ceux-ci ont commis de nombreuses exactions contre les villages banyamulenge, brûlant ces derniers, pillant leur bétail, et les forçant, de fait, à vivre dans quelques enclaves comme celle de Minembwe. De leur côté, les milices « d’autodéfense » Twigwaneho sont devenues le principal mouvement armé issu de la communauté banyamulenge, lequel a également commis des exactions toutes aussi nombreuses contre des civils d’autres communautés, provoquant également des déplacements. En août dernier, le Bureau de coordination humanitaire de l’ONU estimait à 110 000 le nombre de déplacés (toutes communautés confondues) dans la zone.

A partir de janvier 2020, Interpeace, une ONG internationale travaillant dans la résolution des conflits, a tenté d’apporter des solutions à ce problème, au moyen d’un processus communautaire. La réunion du 29 au 31 mars n’est, en effet, que l’aboutissement d’une séquence entamé au début de l’année dernière, incluant un accord de cessez-le-feu en mars 2020 (qui n’aura eu que peu d’effets durables sur le terrain) et des dialogues « intracommunautaires » .

D’après les conclusions de la réunion de Kinshasa, les représentants des différentes communautés ont constaté des convergences et des divergences persistantes, émis des recommandations et pris des engagements tels que celui de se « désolidariser des groupes armés étrangers », de « déposer les armes […] au terme d’un processus de cessez-le-feu » ou encore « de sensibiliser leurs populations respectives à éviter la détention d’armes et à oeuvrer à la paix et à la sécurité ».

Lire les conclusions du dialogue (PDF)

Des points assez généraux et peu précis, donc, qui ne désignent pas clairement les acteurs, les moyens ou le calendrier par lequel ils doivent être mis en œuvre. Les participants espèrent néanmoins que le gouvernement s’appuiera sur ce texte pour établir une « feuille de route » visant à ramener la paix. Pour avoir une chance, celle-ci devrait aller bien au-delà des recommandations, en incluant notamment une réforme de l’administration locale, des services de sécurité et un processus de Désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) fonctionnel.

Les résultats de l’accord de Kinshasa n’ont, en tout cas, pas été immédiatement visibles. Les représentants de la communauté Bavira ont rejeté les conclusions du processus, estimant qu’ils avaient été marginalisés. Et plusieurs incidents sécuritaires ont eu lieu dans la zone des hauts plateaux depuis, comme à Rubarati le 31 mars (affrontements entre Twigwaneho et groupes Mai-Mai), le 1er avril à Kitanda (une femme munyamulenge tuée) ou encore le 4 avril (nouvel affrontement entre Twigwaneho et Biloze Bishambuke).

Faiblesse des interventions pour la paix

A lui seul, ce dialogue ne ramènera donc pas la paix. Ce n’était d’ailleurs pas l’ambition des organisateurs. Mais est-ce un pas dans la bonne direction ? Les exemples passés sont peu encourageants. Entre 2006 et 2020, au moins 15 processus d’accords locaux ont été organisés dans l’Est du Congo, selon une étude de Claude Iguma Wakenge et Koen Vlassenroot parue en juillet 2020. Ces processus ont été mis en œuvre par des acteurs aussi divers que des ONG (Life and peace institute notamment), la Mission des Nations-Unies en RDC (Monusco) ou encore les agences de développement suédoises ou suisse. Mais aucun des territoires visés n’a retrouvé de paix durable. « L’échec général à rendre tangible les accords locaux révèle la faiblesse des interventions pour la paix dans l’Est du Congo », notent les auteurs.

Dans un rapport à paraître analysant le conflit sur les hauts-plateaux (intitulé « Mayhem in the mountains »), Judith Verweijen, Juvénal Twaibu, Moïse Ribakare, Paul Bulambo et Freddy Mwambi Kasongo sont plus critiques encore à l’égard de ce type de processus. Selon eux les « dialogues intercommunautaires peuvent involontairement aboutir à aggraver plutôt qu’atténuer les dynamiques de conflit et de violence ». Parmi les risques évoqués, celui de masquer les conflits internes, de renforcer l’attribution des violences aux communautés (plutôt qu’aux groupes armés eux-mêmes) et ainsi accroître la stigmatisation. Cette logique était visiblement à l’œuvre à l’hôtel Beatrice si l’on en croit certaines conclusions, comme par exemple l’accusation de « facilitation par les Barundi des migrations clandestines et infiltration des étrangers ».

« L’argument développé dans ce rapport est sans doute intéressant, mais dans une situation de crise pareille, les gens s’identifient très fortement à leur communauté » commente une source onusienne qui a souhaité garder l’anonymat. « On ne peut pas nier cette réalité et la forme intercommunautaire peut être utile ».

Interpeace a en tout cas tenté de tenir compte des écueils passés. Consciente des divisions au sein des communautés, l’ONG avait notamment organisé une série de dialogues « intracommunautaires » pour chacune des communautés en 2020 afin d’aplanir les différends et dégager des représentants consensuels. Cela avait toutefois eu certains effets pervers : la conclusion de la réunion intracommunautaire Bembe, en mars 2020, par exemple, a qualifié les Banyamulenge de « Rwandais soi-disant banyamulenge », ce qui n’allait pas dans le sens d’un apaisement.

Manque de coordination

En revanche, le processus a reproduit certains problèmes identifiés dans ces études antérieures, dont le manque de coordination entre les différentes initiatives. Pendant qu’Interpeace menait son processus sur les hauts-plateaux sous financement britannique à partir de janvier 2020, une initiative parallèle, voire concurrente, se développait pour obtenir un cessez-le-feu entre groupes armés du Sud-Kivu : le processus de Murhesa, mené par les ONG Search for common ground (SFC) et Initiative pour un leadership cohésif (ILC) avec des financements des Pays-Bas, de la Suisse et de la Suède, aboutissant à la signature d’un autre cessez-le-feu (également peu respecté) en septembre 2020. Un poste de coordonateur du « peacebuilding » au sein du forum des ONG internationales serait en cours de création pour tenter de résoudre ce problème.

Mais il en était d’autres, comme le déficit de participation des autorités. La plupart des « recommandations » des participants au dialogue s’adressaient ainsi au gouvernement national, comme la gestion du dossier de la commune rurale de Minembwe, la mise en place d’un processus de DDR, ou encore l’établissement d’une feuille de route. Tous les participants auxquels nous avons pu parler ont insisté sur le fait que ce dialogue ne pourra avoir d’effet positif qu’à condition que le gouvernement s’en saisisse. Or les ministres nationaux présents lors du dialogue (celui de l’Intérieur Gilbert Kankonde et de la Défense Aimé Ngoy Mukena) appartiennent à un gouvernement démissionnaire et pourraient être remplacés lors de la nomination du nouveau gouvernement.

Les prochains ministres de l’Intérieur et de la Défense transformeront-ils ces recommandations en programme d’action ? C’est incertain, et il aurait sans doute été préférable que ce dialogue se tienne sous l’égide du nouveau gouvernement. Or le financement octroyé par le FCDO pour ce projet se terminait le 31 mars, ce qui a précipité la tenue des assises. Des discussions ont bien eu lieu en vue d’un report de la fin du financement (et donc de la réunion) à mai, mais elles n’ont pas abouti. « La présidence a été impliquée et c’est d’ailleurs le chef de la maison civile du chef de l’Etat, Bruno Miteyo qui a modéré le dialogue », relativise une source au sein d’Interpeace. « Les futurs ministres seront briefés et poursuivront le processus ».

L’autre catégorie d’acteurs capable d’agir sur le conflit, ce sont les groupes armés eux-mêmes. Or dans le cas des discussions de Kinshasa, ils étaient très minoritaires parmi les invités, n’ont pris que des engagements vagues et surtout, sans qu’il soit certain que les délégués auront la capacité de les faire appliquer au groupe armé qu’ils étaient supposés représenter. Le groupe de Michel Rukunda, alias Makanika, devenu l’un des principaux acteurs armés des hauts-plateaux, récemment renforcés par l’arrivée d’ex-officiers des FARDC, n’était par exemple pas représenté. Selon une source proche des organisateurs, acheminer plus de représentants des groupes armés à Kinshasa présentait des difficultés juridiques et sécuritaires, or les autres participants avaient insisté pour une tenue dans la capitale pour impliquer les élites nationales.

Alors, le processus initié par Interpeace pourrait-il malgré tout engendrer des avancées ? Une des conditions serait que la Monusco, les groupes armés et le futur gouvernement congolais convergent pour se saisir de ses conclusions et les étoffer pour en faire une feuille de route complète, incluant les réformes profondes nécessaires pour sortir de cette situation. Ce dialogue n’était sans doute pas le dernier.

Sur les hauts-plateaux du Sud-Kivu, une impasse politique et des désertions en chaîne

Un soldat des FARDC à Minembwe, en octobre 2020 (DR)

Depuis le début de l’année, au moins quatre officiers supérieurs des FARDC ont déserté pour rejoindre un groupe armé sur les hauts plateaux du Sud-Kivu. Leur manque de confiance envers le président Félix Tshisekedi, désormais seul à la tête de la RDC, pour résoudre les problèmes de la zone semble avoir pesé lourd.

Par Pierre Boisselet, coordonnateur du Baromètre sécuritaire du Kivu.

En 2020, la désertion du colonel des FARDC Michel Rukunda alias Makanika avait marqué l’opinion publique congolaise. Depuis début 2021, ce sont déjà quatre officiers supérieurs qui ont quitté les rangs de l’armée congolaise selon les recoupements du Baromètre sécuritaire du Kivu (KST). Le cas le plus emblématique est celui du colonel Charles Sematama, commandant du 3411e régiment des FARDC de Kitchanga (territoire de Masisi, Nord-Kivu) fin février. Mais on compte aussi celles du lieutenant-colonel Mufoko Jolie Rungwe, du major Patrick Muco ou encore du major Senanda. 


Comme Makanika, ces quatre officiers font partie de la communauté banyamulenge et tous ont rejoint les hauts plateaux du Sud-Kivu et plus particulièrement les Twigwaneho (« défendons-nous » en kinyamulenge), une milice « d’autodéfense » communautaire. 

Certaines de ces désertions ont pu avoir des motivations individuelles. Le colonel Charles Sematama était par exemple cité dans le dernier rapport intérimaire des experts de l’ONU comme coopérant étroitement avec le chef de groupe armé Gilbert Bwira (leader d’une faction dissidente du groupe Nduma defence of Congo-Rénové) et faisait partie d’un groupe d’officiers rappelés à Kinshasa pour une formation. Cela a pu contribuer à ce qu’il se sente menacé d’arrestation.

Néanmoins, l’ampleur de ces défections suggère un problème plus profond. Selon une source diplomatique occidentale, au moins six officiers et vingt militaires auraient quitté les rangs des FARDC en 2021 pour rejoindre les Twigwaneho. Apparu ces dernières années, ce groupe armé était à l’origine un mouvement « d’autodéfense » composé de civils banyamulenge, venus des différents villages de la zone ou de la diaspora. Il demeure largement décentralisé, mais un noyau mieux organisé s’est formé autour de Makanika à Kamombo (territoire de Fizi), lequel a parfois causé de lourdes pertes à l’armée congolaise comme à Tuwetuwe (six morts parmi les FARDC en juillet 2020).

Ces désertions annoncent-elles la naissance d’une grande rébellion contre le pouvoir de Kinshasa au Sud-Kivu ? Cela paraît peu probable à ce stade. L’arrivée d’officiers issus des rangs de l’armée pourrait certes faciliter son organisation. Mais dans le même temps, plusieurs combattants Twigwaneho ont fait défection : neuf se sont rendus à la Mission de l’ONU en RDC (Monusco) ces dernières semaines selon une source onusienne du KST. « Parmi eux, huit étaient des hutus issus du territoire de Kalehe [Sud-Kivu], à qui on avait promis de l’argent pour surveiller des vaches. Mais face aux assauts des groupes Mai-Mai, ils ne parvenaient pas à se défendre ». Pour l’instant, le mouvement semble donc avoir des difficultés à élargir son recrutement au-delà de sa communauté d’origine. Par ailleurs, les groupes armés banyamulenge demeurent divisés : le leadership incarné par Makanika est contesté par Shyaka Nyamusaraba, chef du groupe, plus petit, des Gumino (« restons-ici » en kinyamulenge). Ces deux groupes se sont par exemple affrontés à Rukuka, en novembre 2020. Surtout, l’immense majorité des officiers banyamulenge présents dans l’armée congolaise, notamment les plus gradés, sont demeurés fidèles au gouvernement de Kinshasa.

La région difficilement accessible des hauts-plateaux (ils culminent à plus de 3 400 mètres d’altitude) demeure toutefois un terreau fertile pour les groupes armés banyamulenge. Depuis la naissance des « Abagirye » (du français “guerriers”) dans les années 1960, des mouvements armés successifs s’y sont constitués, nourris du sentiment d’exclusion, d’insécurité et de discrimination ressentie par cette minorité : traditionnellement composée d’éleveurs, elle parle une langue très proche de celles du Rwanda et du Burundi voisins, ce qui alimente le soupçon qu’ils sont en collusion avec des puissances étrangères. Surtout, contrairement aux autres peuples de la zone qui se considèrent comme “autochtones” (les Bafuliru, Babembe, Banyindu ou Bavira), aucun chef traditionnel munyamulenge ne dispose d’une chefferie, d’un groupement ou d’un secteur (les entités administratives locales sur lesquelles règnent des pouvoirs coutumiers). N’étant majoritaires dans aucune des circonscriptions électorales, les Banyamulenge sont en outre rarement élus. Tout ceci alimente, depuis des décennies, le désir de création d’une entité administrative locale dans laquelle ils seraient majoritaires.

La situation s’est singulièrement dégradée dans les années 1990. L’intégration de certains jeunes banyamulenge dans les rangs de l’Armée patriotique rwandaise (APR) de Paul Kagame a renforcé la perception que la communauté dans son ensemble était au service d’intérêts étrangers. En 1995, le Parlement de transition, à Kinshasa, et les autorités du territoire d’Uvira, ont officiellement exclu les Banyamulenge de la nation zaïroise et demandé leur expulsion, ce qui a amené à de nouvelles discriminations, pillages, et des ralliements plus nombreux encore à l’APR.

Dès 1996, avant l’invasion du pays par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila, soutenue par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi, une avant-garde composée de banyamulenge avait été envoyée pour prendre position dans les hauts-plateaux, provoquant un terrible cycle de massacres, représailles et discriminations. Ce traumatisme, encore vif de nos jours, fait peser sur chaque groupe armé composé de banyamulenge la suspicion d’être le signe avant-coureur d’une guerre régionale, voire d’une « balkanisation » du territoire congolais – thèse, sans fondement, selon laquelle il existerait une conspiration internationale pour diviser la RDC en plusieurs Etats autonomes.  

Du fait de leur appartenance à l’AFDL, puis du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD, une rébellion soutenue par Kigali qui a longtemps contrôlé une large part de l’Est du Congo), certains membres de la communauté Banyamulenge ont accédé à des postes de pouvoir. Ce fut par exemple le cas d’Azarias Ruberwa, qui fut le secrétaire général du RCD. Après les accords de Sun City, mettant fin à la guerre en 2002, il est devenu vice-président de la République démocratique du Congo puis un très proche conseiller du président Joseph Kabila. De nombreux combattants banyamulenge sont par ailleurs devenus des cadres importants des FARDC à la faveur de cet accord et des intégrations successives de rebelles dans ses rangs.

Malgré les accords de Sun City, la violence n’a jamais véritablement disparu des hauts plateaux du Sud-Kivu. Depuis 2016, et surtout 2018, elle a même redoublé d’intensité. Parmi les causes principales cette nouvelle flambée de violence, les exactions commises par les Gumino contre des civils, dont des chefs traditionnels d’autres communauté (comme le chef Munyindu Kawaza Nyakwana, assassiné), l’accueil par ces mêmes groupes de rebelles rwandais du Rwanda national congress (RNC) de Kayumba Nyamwasa, et le décret confirmant la création de la commune rurale de Minembwe, en 2018, qui devait ainsi échapper à l’autorité du groupement de Basimunyaka-Sud. Ceci a généré un puissant discours de haine contre les Banyamulenge et a réactivé la rhétorique de la « balkanisation », reprise notamment par l’opposant Martin Fayulu et plusieurs représentants de l’Eglise catholique.

Sur le terrain, une importante coalition de groupes armés, composée notamment des Mai-Mai Yakutumba, Ebu-Ela Mtetezi ou encore Biloze Bishambuke (issus de communautés dites « autochtones ») et des rebelles burundais de la Résistance pour un Etat de droit (RED-Tabara), soutenus par le Rwanda selon les autorités burundaises, s’est formée pour combattre les Gumino. Ceux-ci ont commis de nombreuses exactions contre les villages banyamulenge, brûlant ces derniers, pillant leur bétail (richesse essentielle sur les hauts-plateaux du Sud-Kivu), et les forçant, de fait, à vivre dans quelques enclaves comme celle de Minembwe. De leur côté, les milices « twigwaneho » sont devenus le principal mouvement armé banyamulenge et ont à leur tour commis des exactions toutes aussi nombreuses sur des civils d’autres communautés présentes sur les hauts plateaux, provoquant également des déplacements. En août dernier, le Bureau de coordination humanitaire de l’ONU estimait à 110 000 le nombre de déplacés (toutes communautés confondues) dans la zone.

Tout ceci n’explique toutefois pas pourquoi cette vague de désertion au sein des FARDC ne s’est-elle produite qu’en 2021 ? L’arrivée sur les hauts-plateaux des Mai-Mai Yakutumba, le plus puissant des groupes armés du Sud-Kivu, dont la présence est avérée depuis le début de l’année a pu jouer un rôle, en augmentant la menace perçue.

Mais cela semble surtout coïncider avec la rupture de la coalition politique nationale entre le Cap pour le changement (Cach) du président Félix Tshisekedi et le Front commun pour le Congo (FCC) de son prédécesseur Joseph Kabila. Les principaux leaders politiques banyamulenge présents sur la scène politique nationale (le ministre de la Décentralisation Azarias Ruberwa et le député Moïse Nyarugabo notamment), appartiennent en effet au FCC de Kabila, et n’ont pas rallié l’Union sacrée de la Nation (USN) voulue par le président après la rupture. « Le président ne nous a même pas invités aux consultations nationales » a ainsi affirmé Moïse Nyarugabo lors d’un entretien avec le KST. 

Si l’autorité de Ruberwa et Nyarugabo est contestée par une partie de leur communauté, aucun nouveau leader politique d’envergure nationale n’a véritablement émergé : les 48 députés de l’Assemblée provinciale du Sud-Kivu ne comptent notamment aucun député banyamulenge. « Ruberwa était contesté, mais nous savions qu’il avait l’oreille de Kabila, explique un notable de la communauté, qui a souhaité garder l’anonymat. Depuis que Kabila a perdu le pouvoir, nous n’avons plus aucun relais politique ». Ce d’autant moins qu’Azarias Ruberwa est actuellement éloigné du pays pour suivre des soins en Afrique du Sud.

De nombreux Banyamulenge doutent également de la volonté et de la capacité de Félix Tshisekedi à les défendre. Dans une interview à BBC Gahuza, le colonel déserteur Charles Sematama a ainsi justifié sa défection en invoquant des promesses non tenues du président de stabiliser la situation.

La proximité de Tshisekedi avec les autorités rwandaises suscite également une grande méfiance. La communauté est certes divisée et les alliances régionales de toutes les factions ne sont pas connues avec certitude. Mais de nombreux Banyamulenge entretiennent des relations tendues avec le gouvernement de Kigali. Ceci était visible lors de la création du Mouvement du 23 mars (M23) en 2012 : presque aucun militaire munyamulenge n’avait rejoint cette nouvelle rébellion dirigée par des tutsis du Nord-Kivu et soutenue par Kigali. Un nombre important d’officiers Banyamulenge, comme le général Jonas Padiri, avaient même été à la pointe du combat des FARDC contre ce mouvement.

Or la coopération sécuritaire entre la RDC et le Rwanda de Paul Kagame est plus que jamais au beau fixe depuis que Tshisekedi a rompu son alliance avec Kabila. Des délégations militaires rwandaises se sont rendues à Kinshasa à deux reprises au moins depuis le début de l’année (dont la dernière, lundi 15 mars, composée d’une dizaine de personnes, principalement des officiers supérieurs rwandais). Et une délégation congolaise, conduite par le conseiller sécurité du président, François Beya, s’est rendue à Kigali en février. « Nous sommes ici pour dire que nous sommes unis et que nous n’aurons jamais de conflits entre nous » avait alors déclaré Beya. 

Par ailleurs, l’implication personnelle de Félix Tshisekedi dans le dossier des hauts-plateaux a été peu appréciée au sein de la communauté.  En janvier 2020, devant la diaspora congolaise à Londres, Tshisekedi avait certes courageusement affirmé que les Banyamulenge étaient Congolais. Hué par le public, il ne s’y est pas à nouveau risqué depuis.

Puis, en octobre 2020, il a pris une position beaucoup moins populaire dans la communauté Banyamulenge. Le bourgmestre de la commune rurale de Minembwe, venait d’être officiellement « installé » lors d’une cérémonie en présence de Ruberwa – et alors qu’aucun autre bourgmestre des communes rurales nouvellement créés n’avait bénéficié du même traitement jusqu’alors. Face au tollé national provoqué par cette cérémonie, le président avait suspendu le processus et annoncé la création d’une commission scientifique qui devait se prononcer sur sa légitimité, ses contours, et proposer des solutions.

« Cette installation prématurée était sans doute une erreur politique. Mais au final, nous sommes obligés de constater que Kabila nous avait donné la commune rurale de Minembwe, et que Tshisekedi nous l’a reprise », déplore le notable munyamulenge.

Cinq mois après cette annonce, la commission scientifique n’a pas été constituée, ni, à fortiori, émis de proposition pour sortir de la crise. En l’absence de processus politique, il est à craindre que davantage de militaires banyamulenge choisissent la voie des armes.

Les divisions entre Tshisekedistes et Kabilistes paralysent l’Etat dans l’est de la RDC

A Kanyaruchinya, près de Goma, le 15 juillet 2013 (Photo Monusco Sylvain Liechti)

La division entre le camp du président Félix Tshisekedi et celui de son prédécesseur, Joseph Kabila, empêche, pour l’instant, l’adoption d’une stratégie cohérente pour stabiliser l’est de la RDC.

Par Pierre Boisselet, coordonnateur du Baromètre sécuritaire du Kivu.

2127 civils tués, 1450 enlevés, 938 kidnappés… Le bilan enregistré par le Baromètre sécuritaire du Kivu (KST) lors des vingt premiers mois de la présidence de Félix Tshisekedi est lourd. Plus lourd encore, même, que celui des vingt derniers de son prédécesseur, Joseph Kabila (1553 civils tués).

La différence s’explique principalement par la recrudescence de tueries perpétrées par les Forces démocratiques alliées (ADF). Ceux-là même que le président Félix Tshisekedi avait pourtant promis « d’exterminer définitivement » lors d’une « dernière offensive » en octobre 2019.

Pour accomplir cette promesse, et éliminer, plus largement, tous les groupes étrangers présents dans le Kivu, le président congolais avait d’abord tenté de mettre sur pied une coalition militaire régionale, avec l’organisation de plusieurs réunions des chefs d’Etatmajors à Goma des armées régionales en septembre et octobre 2019.

A l’époque, déjà, le Front commun pour le Congo (FCC), la coalition de Joseph Kabila, s’était opposé à ce projet. La profondeur des divisions entre le Rwanda d’une part, et l’Ouganda et le Burundi de l’autre, ainsi que l’opposition d’une grande part de l’opinion publique congolaise, avait fini par l’enterrer.

Qu’à cela ne tienne : le 31 octobre 2019, les FARDC, dont la plupart des généraux ont été nommés au temps de Kabila, ont lancé une offensive unilatérale de l’armée congolaise. La Monusco, qui n’avait pas été associée à sa planification, n’y a pas participé.

Un an après, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Malgré la reconquête annoncée de certains bastions des ADF, cette opération a largement échoué à mettre ce groupe islamiste hors d’état de nuire. Il commet même nettement plus de massacres depuis le début de l’offensive (plus de 640 civils tués lors d’attaques attribuées aux ADF depuis un an, contre 195 l’année précédente). Sur le terrain, l’offensive des FARDC est désormais largement à l’arrêt. Les militaires congolais semblent même devenus les cibles dans ce conflit : sur les huit affrontements entre FARDC et ADF enregistrés par le KST au mois d’août par exemple, les ADF étaient à l’initiative dans sept cas. « Lorsque le président a voulu lancer cette offensive, les généraux l’ont accepté car cela leur permettait d’obtenir les financements qui allaient avec », commente froidement un haut cadre du FCC au KST. « Mais ils n’y ont jamais vraiment cru ».

Cette offensive contre les ADF est une illustration, parmi d’autres, de l’absence de stratégie cohérente et coordonnée entre les différents responsables politiques congolais et internationaux pour stabiliser l’Est de la RDC. L’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi n’a pas permis, pour l’instant, de pallier cela.

A Kinshasa, une multitude d’institutions congolaises sont en effet appelées à jouer un rôle dans la politique orientale. Or celles-ci sont divisées entre la coalition du président et celle de son prédécesseur. Le ministre de la Défense, Aimé Ngoy Mukena, est ainsi un proche de Joseph Kabila. Mais le ministre délégué à la Défense, Sylvain Mutombo Kabinga, est un farouche partisan de Tshisekedi, tout comme le ministre de l’Intérieur, Gilbert Kankonde. Le Mécanisme national de suivi de l’accord d’Addis-Abeba (MNS), qui doit en principe publier une feuille de route pour la stabilisation du pays, est pour sa part dirigé par Claude Ibalanky, un proche de Tshisekedi, issu de la diaspora, qui ne dispose pas d’une très longue expérience des conflits dans l’est de la RDC. « On ne sait pas qui est aux manettes » résume ainsi une source diplomatique européenne interrogée par le KST. Dans son discours à la Nation du 23 octobre, le président Tshisekedi a d’ailleurs cité « les questions relatives à la paix et à la sécurité nationale » en tête de la liste des « divergences qui persistent entre parties » de la coalition au pouvoir.

De fait, toutes les personnalités jouant un rôle dans l’est ne tirent pas dans le même sens. Cela a notamment été visible dans le cas des hauts-plateaux du Sud-Kivu, où un conflit oppose plusieurs milices issues des communautés Fuliru, Bembe, Nyindu et Vira à celles issues de la communauté Banyamulenge. Ce conflit, qui connait des cycles de violence à répétition depuis plusieurs décennies, a repris de plus belle depuis l’arrivée de Tshisekedi à la présidence : les principaux belligérants (Mai-Mai René, Ebu Ela, Biloze Bishambuke, Twirwaneho, Gumino et Makanika) ont tué au moins 81 civils depuis un an, en forte augmentation par rapport à l’année précédente (35 tués) selon les chiffres du KST.

En août, Tommy Thambwe Rudima, un ancien membre de la rébellion Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), s’est rendu sur les hauts-plateaux pour tenter de désamorcer le conflit. Ce collaborateur de l’ONG Interpeace était apparemment titulaire d’un mandat de la présidence, ce qu’une source au cabinet du chef de l’Etat a confirmé au KST. Pourtant, au MNS, une source interrogée par le KST disait tout ignorer de cette mission, au point de suggérer qu’il s’agissait probablement d’un usurpateur…

Mi-septembre, c’est le tshisekediste ministre délégué à la Défense, Sylvain Mutombo, s’est rendu à Murhesa, près de Bukavu, pour participer à des pourparlers entre groupes armés en partenariat avec les ONG Search for Common Ground (SFCG) et Initiative pour un leadership cohésif (ILC). Cette initiative a été notamment financée par les Pays-Bas, la Suède et la Suisse, mais a été critiquée par d’autres bailleurs ainsi que de nombreuses sources à la Monusco, qui la jugeaient prématurée. Parmi les participants se trouvaient des représentants des principaux belligérants des hauts-plateaux, qui ont fini par signer un très fragile cessez-le-feu le 16 septembre.

Pendant les jours qui ont suivi, un calme relatif a régné dans la région. Mais le 28 septembre, le ministre de la Défense, Aimé Ngoy Mukena, et le ministre de la Décentralisation, Azarias Ruberwa, tous deux membres du FCC, se sont rendus à Minembwe, où ils ont participé à l’installation officielle de Gad Mukiza, un Munyamulenge, au poste de bourgmestre de la commune rurale. Cette cérémonie, tenue alors les autres entités locales du Sud-Kivu demeurent en attente d’officialisation de leur statut administratif, a été perçue comme une provocation par une grande partie de l’opinion publique congolaise. Conséquence, Félix Tshisekedi lui-même est entré en jeu, lors de sa visite à Goma, le 8 octobre, en promettant « d’annuler ce qui a été fait » à Minembwe. Depuis le 19 octobre, de violents affrontements ont repris sur les hauts plateaux.

La rivalité entre le Cap pour le changement (Cach, coalition de Tshisekedi) et le FCC est également manifeste – et délétère – dans l’élaboration d’un nouveau programme de Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR). Alors que de nombreux groupes armés présents dans l’est de la RDC justifiaient leur combat par la présidence de Joseph Kabila au pouvoir, l’arrivée à la présidence de Félix Tshisekedi a suscité une réelle vague de démobilisations volontaires depuis le début de l’année. Ces combattants se sont, le plus souvent, retrouvés dans des camps de cantonnement. Mais faute de ressources allouées à ces camps, et notamment de nourriture, la plupart ont fui, et sont retournés dans le maquis.

Echaudés par les programmes de DDR précédents, qu’ils estiment avoir été inefficaces et non-transparents, les bailleurs n’ont, en effet, pas débloqué les financements espérés pour le « DDR 3 ». « L’Etat ne remplissait pas sa part du contrat, qui était notamment de nourrir les combattants cantonnés », explique une source proche du dossier.

Félix Tshisekedi a donc promu une nouvelle approche : le DDR dit « communautaire ». Celle-ci a été initialement lancée par les gouverneurs des provinces du Sud et du Nord Kivu, rejoints par l’Ituri, et coordonnées par Clovis Munihire, sous le sigle « CIAP-DDRRRC », pour Commission interprovinciale d’appui au processus de désarmement, démobilisation, réinsertion, réintégration et réconciliations communautaires. Ses promoteurs souhaitent notamment changer de méthode, en évitant, par exemple, l’étape si problématique du cantonnement dans des camps militaires. L’idée serait désormais qu’ils restent dans leur communauté d’origine. Cette approche écarte, également, toute réintégration collective de combattants dans les FARDC.

Après avoir suscité un certain scepticisme des principaux bailleurs de la RDC et de la Monusco, celle-ci semble désormais avoir l’assentiment de la majorité d’entre-eux. La plupart des ambassadeurs occidentaux ont ainsi soutenu ce principe après une rencontre avec le président, le 22 octobre, à laquelle aucun ministre du FCC n’était présent.

Le camp du président butte, en effet, sur la présence de proches de Kabila à des postes clés. Jusqu’à présent, les programmes de DDR sont en effet coordonnés par le Plan de stabilisation et de reconstruction de l’est de la RDC (Starec), l’agence congolaise censée les mettre en oeuvre avec la communauté internationale. C’est également cette structure qui contrôle le Fond de cohérence pour la stabilisation (FCS) abondé par les bailleurs.

Or le Starec est coordonné par Alain Kasindi, un homme réputé proche de Néhémie Mwilanya, le coordonnateur national du FCC, et est placé sous l’autorité de la vice-Premier ministre et ministre du Plan, Elysée Munembwe, elle aussi du FCC.

Selon une source proche du dossier, le camp Tshisekedi voit le dispositif comme un outil de captation des fonds au profit du FCC. Selon une source onusienne, le président entend créer par ordonnance une nouvelle structure, rattachée à la présidence, qui permettrait notamment de contrôler le Starec. C’est ainsi que le président a annoncé, à Goma, la nomination prochaine d’un coordonnateur national du DDR communautaire.

Restera à régler la question du financement de ces projets. Lors de sa visite à Goma, le président a annoncé que 50 millions de dollars seraient attribués au DDR. Selon une source à la Banque mondiale, cet argent n’était pourtant pas destiné à financer le DDR-C, mais le “Fonds social pour la RDC”, afin de soutenir les communautés touchées par les violences. Mise devant le fait accompli, la Banque toutefois a finalement annoncé « un projet dédié de stabilisation pour soutenir l’initiative des gouverneurs dans l’Est », dont les contours ne sont pas encore définis.

Par ailleurs, la RDC est éligible à un nouveau financement dans le cadre de l’allocation prévention et résilience (PRA) de la Banque mondiale. De source diplomatique européenne, cette enveloppe est de 700 millions de dollars. Mais le gouvernement congolais doit remplir plusieurs conditions pour débloquer ce programme, dont la publication d’une stratégie globale pour la stabilisation du pays. A ce jour, la Banque mondiale estime que cette condition n’est pas remplie.

Pourquoi la violence dans les hauts plateaux du Sud-Kivu n’est pas « ethnique » (et autres idées reçues sur la crise)

Élèves d’une école près de Minembwe, juin 2007. (Photo Julien Harneis)

Judith Verweijen est maître de conférences au département de politique et de relations internationales de l’université de Sheffield (Royaume-Uni). Ses recherches portent sur l’interaction entre la mobilisation armée, la violence et les conflits autour des ressources naturelles. Elle se concentre principalement sur l’Est de la RDC, où elle a mené des recherches approfondies sur le terrain depuis 2010.

Le 10 août 2020, le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme en République démocratique du Congo (BCNUDH) a publié un rapport sur la crise qui se déroule sur les Hauts Plateaux du Sud-Kivu à l’intersection des territoires de Fizi, Uvira et Mwenga. Curieusement, le rapport se concentre sur une aire limitée des Hauts Plateaux : il omet la zone de Bijombo, où les combats se sont intensifiés à la mi-2018, après trois ans de conflit. 

Malgré cette omission, le rapport donne une indication du colossal bilan de la crise : il documente la destruction d’au moins 95 villages, 128 décès dûs à des exécutions sommaires et extrajudiciaires, 47 victimes de violences sexuelles, et le pillage et l’abattage de milliers de têtes de bétail. Cette violence a conduit à une situation humanitaire désastreuse, avec plus de 110 000 personnes déplacées. 

Le rapport du BCNUDH analyse peu les causes de cette violence. Il reconnaît que le conflit et ses origines découlent de multiples facteurs au niveau national et sous-régional, mais se limite à l’aspect intercommunautaire. C’est regrettable, car cela donne l’impression qu’il s’agit du facteur le plus important. 

Comme d’autres conflits dans l’Est de la RDC, la crise des Plateaux se caractérise par une profonde complexité. Elle implique une série de facteurs de conflit et de violence qui se jouent à différents niveaux, du local au sous-régional. Les récits mettant l’accent sur des explications simples ne fournissent qu’une pièce de ce puzzle. Voici trois de ces récits et pourquoi, à eux seuls, ils sont incomplets, voire inexacts. 

  1. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’un conflit « ethnique » ou « intercommunautaire »

L’identité ethnique a joué un rôle important dans les explications des violences récentes. De ce point de vue, elle découle des animosités entre les Banyamulenge, d’une part, et les groupes qui se qualifient d' »autochtones » – notamment les Babembe, les Banyindu, les Bafuliiru et les Bavira, d’autre part. 

Ce récit doit être nuancé. Il y a effectivement de nombreux conflits sur les Plateaux qui opposent les Banyamulenge à d’autres groupes. Ils sont liés à des contestations autour de l’autorité locale et du contrôle des terres et des ressources, dont la taxation et la réglementation des marchés, des mines et des mouvements de bétail.

Cependant, ces conflits ne se transforment pas toujours en violence armée. La violence est avant tout le fait de groupes armés et de milices de « défense locale ». Il est vrai que ces acteurs armés prétendent défendre des communautés ethniques particulières et sont souvent soutenus par des membres de ces communautés qui cherchent à se protéger. Pourtant, la plupart des citoyens ordinaires ne sont pas impliqués dans la planification, l’organisation, la direction, l’incitation ou la perpétration de la violence. Nous ne pouvons donc pas attribuer cette violence à des « groupes ethniques » au sens large. 

Plus important encore, nous devons identifier et analyser quand, pourquoi et comment les conflits deviennent violents. Comme le montre un vaste ensemble de recherches, la violence qualifiée d' »ethnique » est souvent motivée par une série d’autres motifs et objectifs, notamment les conflits interpersonnels, la concurrence économique et politique et les litiges concernant les terres et autres biens. 

Un autre problème avec le récit des « conflits ethniques » est qu’il suppose qu’il y a deux blocs homogènes : les Banyamulenge et les groupes se disant « autochtones ». Pourtant, ces groupes ont eux-mêmes de nombreuses divisions internes, qui se reflètent dans la pléthore de groupes armés liés à l’un ou l’autre côté. 

Il existe au moins trois groupes armés banyamulenge : les Twirwaneho, une coalition de milices locales qui développe également une branche politique ; les Gumino, dirigé par Shaka Nyamusharaba ; et un groupe armé commandé par le déserteur des FARDC Michel Rukunda, alias « Makanika », qui compte dans ses rangs de nombreux jeunes Banyamulenge de la diaspora régionale (Kenya, Rwanda, Burundi). Les groupes armés liés aux Babembe, Bafuliiru et Banyindu sont encore plus nombreux. Ils comprennent les Maï-Maï d’Ebuela Mtetezi, qui regroupent des commandants Bembe qui avaient auparavant leurs propres groupes, tels que Aoci et Ngyalabato ; les Maï-Maï Mulumba ; les Maï-Maï « Mupekenya » sous le commandement de Kati Malisawa, et une série de groupes essentiellement Fuliiru et Nyindu opérant sous le label « Biloze Bishambuke ». Ces derniers comprennent les groupes d’Ilunga, de Kashomba, de Mushombe et, dans la région de Minembwe, ceux dirigés par Luhala Kasororo et Assani Malkiya. 

Ces groupes armés opèrent au sein de larges coalitions, mais il y a régulièrement des tensions et parfois même des affrontements entre des groupes supposés être du même côté. Par exemple, le 2 août, les Biloze Bishambuke, sous le commandement d’Ilunga, ont affronté les troupes de Kati Malisawa près du village de Maheta, prétendument en raison d’une dispute concernant du bétail volé. Cela indique que certains chefs de groupes armés, et les acteurs politiques qui contribuent à les mobiliser et à les soutenir, ont également d’autres objectifs que la protection de leurs communautés. Ils aspirent souvent à renforcer leur propre influence politique et économique et certains ont des aspirations politiques nationales. Cela affaiblit encore l’argument selon lequel la violence est principalement motivée par un « conflit ethnique ». 

  1. La violence sur les Hauts Plateaux est liée à la création de la commune rurale de Minembwe 

Une autre explication fréquente de la violence, qui est étroitement liée au récit du conflit ethnique, est qu’elle découle de la création de la « commune rurale » de Minembwe – une entité de gouvernance locale décentralisée. La commune est devenue opérationnelle au début de 2019, à la suite de décrets publiés en 2013 et 2018, et de la nomination de ses dirigeants en février 2019. 

La commune est sans aucun doute une source de conflit. Elle est située sur le territoire de Fizi, sur des terres que les membres de la communauté Babembe considèrent comme les leurs. Ils considèrent donc la création de la commune comme un empiètement ou une occupation de leurs terres ancestrales. Certains ont également contesté la désignation du maire, qui est Munyamulenge. Mais surtout, la création de la commune est considérée comme la première étape de la résurrection du territoire (entité administrative sous-provinciale) de Minembwe.

Pendant la seconde guerre du Congo, l’administration rebelle du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), soutenu par le Rwanda, a créé le territoire de Minembwe, qui comprenait une grande partie des Hauts Plateaux et des Moyens Plateaux adjacents. Ce territoire répondait à un souhait de longue date des Banyamulenge, à qui les autorités coloniales avaient refusé une chefferie ou un groupement – des entités de gouvernance locale généralement formées selon des lignes ethniques. En conséquence, ils ont été soumis à la domination de chefs coutumiers d’autres communautés. Le territoire, où ils dominaient l’administration, a résolu ce problème. De plus, en prévision des futures élections, le territoire, qui est une circonscription électorale, aurait permis aux Banyamulenge d’accroître leur représentation politique au parlement. Etant minoritaires dans chacun des trois territoires qui composent les Hauts Plateaux, ils avaient eu des difficultés à faire élire leurs candidats. Enfin, le territoire a rapproché l’administration locale des habitants de cette région isolée, leur permettant d’y obtenir des actes de naissance et autres documents officiels. 

La création du territoire – qui a été officiellement abolie en 2007 – a été fortement contestée par d’autres groupes, qui y ont vu une rupture avec leurs terres ancestrales. En outre, elle semblait confirmer une théorie du complot selon laquelle les Banyamulenge seraient à l’avant-garde d’une invasion étrangère tentant d’exproprier et de déplacer les groupes « autochtones » et d’usurper leur autorité locale. Les membres de ces groupes ont donc un mauvais souvenir du territoire de Minembwe. En outre, elle a provoqué des conflits de leadership, parfois toujours en cours aujourd’hui. De nombreuses personnes anciennement nommées ont continué à se comporter comme des autorités locales de facto, même si elles n’occupent plus de poste officiel. 

Pour ces raisons, le territoire de Minembwe a une fonction hautement symbolique, en tant que marqueur de division et de violence. La commune rurale évoque des sentiments forts similaires, étant profondément inscrite dans les luttes autour de l’autorité et de l’identité locales. Elle est également devenue une affaire politique nationale. Si d’éminents dirigeants banyamulenge – dont Azarias Ruberwa, actuellement ministre de la Décentralisation – soutiennent la commune, de nombreux hommes politiques bembe, fuliiru et nyindu, comme Pardonne Kaliba, l’ont dénoncée. La commune a également suscité un débat animé parmi les Congolais de la diaspora. 

Pourtant, la violence sur les Hauts Plateaux, ainsi que l’émergence de la plupart des groupes armés impliqués dans les combats actuels, sont antérieurs à la création de la commune. La violence sur les Plateaux est fréquente depuis 1996. Le cycle actuel a commencé en 2016 et s’est intensifié à la mi-2018. Cette escalade s’est d’abord produite dans le groupement de Bijombo. Ce groupement n’est pas inclus dans la commune rurale, dont la surface est beaucoup plus petite que le territoire (aboli) de Minembwe. Bijombo a également une dynamique de conflit distincte. Cette dernière tourne dans une large mesure autour du poste de chef de groupement – pour lequel il existe de multiples prétendants liés à différents groupes ethniques. Un autre site de violence importante est la région d’Itombwe, qui n’est pas non plus incluse dans la commune. 

En résumé, même si elle est une source importante de conflit et figure en bonne place dans les discours des belligérants, la commune n’est qu’un des nombreux facteurs des combats actuels. Elle n’explique pas pourquoi et quand des groupes armés sont apparus sur les Plateaux et qui ils ciblent par leur violence.

  1. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’une ingérence étrangère

Comme le montrent notamment le Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC et RFI, les coalitions de belligérants qui combattent sur les Plateaux comprennent des groupes armés étrangers, notamment les groupes burundais Résistance pour un état de droit au Burundi (RED-Tabara) et Forces nationales de libération (FNL), ainsi que le Rwanda national congress (RNC). Ils ont parfois aussi inclus des soldats liés aux gouvernements des pays voisins, qui ont en outre accueilli des réseaux de recrutement et d’approvisionnement. Dans le même temps, l’Est de la RDC a connu plusieurs guerres déclenchées par des ingérences étrangères. Il est donc facile de conclure que les troubles sur les Plateaux résultent d’une nouvelle ingérence. 

Pourtant, cette explication passe sous silence les nombreux conflits autour de l’autorité locale mentionnés ci-dessus. Elle néglige également le rôle des acteurs politiques provinciaux, nationaux et de la diaspora dans le soutien à la mobilisation armée et à la polarisation. En outre, le langage de « l’ingérence étrangère » est quelque peu trompeur. Il laisse entendre que tout le pouvoir réside du côté des forces étrangères, qui manipulent les intermédiaires congolais comme ils l’entendent.

Cette lecture néglige le fait que les chefs des groupes armés et les acteurs politiques congolais disposent d’une importante marge de manœuvre quant aux forces étrangères avec lesquelles ils s’allient. Des changements occasionnels dans ces alliances témoignent de cette autonomie. Ces changements montrent également que de telles alliances sont mutuellement bénéfiques. Grâce à leurs alliés étrangers, les groupes congolais gagnent en capacités militaires, par exemple, en acquérant des armes lourdes. Cela permet à ces groupes de mieux faire valoir leur position dans les conflits autour de l’autorité locale et de l’accès aux ressources. Ainsi, l’implication d’acteurs étrangers ne peut être considérée indépendamment des dynamiques locales de conflit et de violence ; elles sont imbriquées et se renforcent mutuellement. Cela dit, l’ingérence étrangère a clairement contribué à une escalade significative de la violence, même si elle n’en est pas la cause. 

Quelle est donc la racine de cette terrible violence ? Il existe un certain nombre de mécanismes qui s’imbriquent les uns dans les autres. Tout d’abord, le récit de la « violence ethnique » est devenu une prophétie qui se réalise d’elle-même : tous les types de conflits et d’incidents de violence sont vus principalement à travers un prisme ethnique, même si d’autres facteurs sont également à l’œuvre. Cela active un deuxième mécanisme, qui est l’attribution de la responsabilité collective pour des actes de violence individuels. En conséquence, les civils sont attaqués en représailles des violences commises par les groupes armés. Ce brouillage des frontières entre les groupes armés et les civils est un facteur important des cycles de violence par vengeance. L’impunité généralisée a encore aggravé cette situation : les auteurs individuels n’étant pas tenus de rendre des comptes, la responsabilité est reportée sur les groupes dans leur ensemble. 

Un autre mécanisme clé est la militarisation, ou la tendance des dirigeants locaux et des élites politico-militaires à recourir à la force afin de gagner du terrain dans les conflits et les luttes de pouvoir. Cela n’implique pas seulement les politiciens, les hommes d’affaires et les chefs militaires en RDC, mais aussi les acteurs gouvernementaux et d’autres élites au niveau de la région des Grands Lacs. 

L’émergence et la persistance de groupes armés ne sont cependant pas seulement le résultat de la militarisation : elles découlent également de dilemmes sécuritaires locaux liés à la méfiance mutuelle entre les communautés. La présence de groupes armés considérés comme défendant des communautés ethniques particulières incite les membres d’autres communautés à soutenir également les groupes armés. La même logique pousse ces groupes armés à maintenir un équilibre militaire du pouvoir, ce qui motive des attaques visant à affaiblir l’ennemi. Les dilemmes locaux en matière de sécurité reposent essentiellement sur un manque de confiance généralisé dans les forces de sécurité de l’État, qui sont accusées de partialité par toutes les parties. Il est également enraciné dans une histoire de violence remontant aux guerres du Congo, qui a instillé de l’amertume et une profonde méfiance entre les différents groupes. 

Ces divers mécanismes se jouent à différents niveaux et se renforcent mutuellement. Par exemple, l’implication d’acteurs armés étrangers est en partie le résultat des stratégies des politiciens et des chefs militaires opérant au niveau national. Une fois présentes, ces forces étrangères exacerbent les dilemmes de sécurité locale et les conflits autour de l’autorité et des ressources locales. De cette manière, les dynamiques de conflit et de violence à différents niveaux s’entremêlent. Les explications monocausales, comme le trope paresseux de la « violence ethnique » ne rendent pas justice à cette complexité. En fait, elles peuvent exacerber la situation. Elles essentialisent encore plus les identités et légitiment l’attribution de la responsabilité de la violence des groupes armés aux communautés civiles. En décrivant la violence dans l’Est de la RDC, nous devons donc nous efforcer de trouver un langage analytique adéquat.