Pourquoi la violence dans les hauts plateaux du Sud-Kivu n’est pas « ethnique » (et autres idées reçues sur la crise)

Élèves d’une école près de Minembwe, juin 2007. (Photo Julien Harneis)

Judith Verweijen est maître de conférences au département de politique et de relations internationales de l’université de Sheffield (Royaume-Uni). Ses recherches portent sur l’interaction entre la mobilisation armée, la violence et les conflits autour des ressources naturelles. Elle se concentre principalement sur l’Est de la RDC, où elle a mené des recherches approfondies sur le terrain depuis 2010.

Le 10 août 2020, le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme en République démocratique du Congo (BCNUDH) a publié un rapport sur la crise qui se déroule sur les Hauts Plateaux du Sud-Kivu à l’intersection des territoires de Fizi, Uvira et Mwenga. Curieusement, le rapport se concentre sur une aire limitée des Hauts Plateaux : il omet la zone de Bijombo, où les combats se sont intensifiés à la mi-2018, après trois ans de conflit. 

Malgré cette omission, le rapport donne une indication du colossal bilan de la crise : il documente la destruction d’au moins 95 villages, 128 décès dûs à des exécutions sommaires et extrajudiciaires, 47 victimes de violences sexuelles, et le pillage et l’abattage de milliers de têtes de bétail. Cette violence a conduit à une situation humanitaire désastreuse, avec plus de 110 000 personnes déplacées. 

Le rapport du BCNUDH analyse peu les causes de cette violence. Il reconnaît que le conflit et ses origines découlent de multiples facteurs au niveau national et sous-régional, mais se limite à l’aspect intercommunautaire. C’est regrettable, car cela donne l’impression qu’il s’agit du facteur le plus important. 

Comme d’autres conflits dans l’Est de la RDC, la crise des Plateaux se caractérise par une profonde complexité. Elle implique une série de facteurs de conflit et de violence qui se jouent à différents niveaux, du local au sous-régional. Les récits mettant l’accent sur des explications simples ne fournissent qu’une pièce de ce puzzle. Voici trois de ces récits et pourquoi, à eux seuls, ils sont incomplets, voire inexacts. 

  1. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’un conflit « ethnique » ou « intercommunautaire »

L’identité ethnique a joué un rôle important dans les explications des violences récentes. De ce point de vue, elle découle des animosités entre les Banyamulenge, d’une part, et les groupes qui se qualifient d' »autochtones » – notamment les Babembe, les Banyindu, les Bafuliiru et les Bavira, d’autre part. 

Ce récit doit être nuancé. Il y a effectivement de nombreux conflits sur les Plateaux qui opposent les Banyamulenge à d’autres groupes. Ils sont liés à des contestations autour de l’autorité locale et du contrôle des terres et des ressources, dont la taxation et la réglementation des marchés, des mines et des mouvements de bétail.

Cependant, ces conflits ne se transforment pas toujours en violence armée. La violence est avant tout le fait de groupes armés et de milices de « défense locale ». Il est vrai que ces acteurs armés prétendent défendre des communautés ethniques particulières et sont souvent soutenus par des membres de ces communautés qui cherchent à se protéger. Pourtant, la plupart des citoyens ordinaires ne sont pas impliqués dans la planification, l’organisation, la direction, l’incitation ou la perpétration de la violence. Nous ne pouvons donc pas attribuer cette violence à des « groupes ethniques » au sens large. 

Plus important encore, nous devons identifier et analyser quand, pourquoi et comment les conflits deviennent violents. Comme le montre un vaste ensemble de recherches, la violence qualifiée d' »ethnique » est souvent motivée par une série d’autres motifs et objectifs, notamment les conflits interpersonnels, la concurrence économique et politique et les litiges concernant les terres et autres biens. 

Un autre problème avec le récit des « conflits ethniques » est qu’il suppose qu’il y a deux blocs homogènes : les Banyamulenge et les groupes se disant « autochtones ». Pourtant, ces groupes ont eux-mêmes de nombreuses divisions internes, qui se reflètent dans la pléthore de groupes armés liés à l’un ou l’autre côté. 

Il existe au moins trois groupes armés banyamulenge : les Twirwaneho, une coalition de milices locales qui développe également une branche politique ; les Gumino, dirigé par Shaka Nyamusharaba ; et un groupe armé commandé par le déserteur des FARDC Michel Rukunda, alias « Makanika », qui compte dans ses rangs de nombreux jeunes Banyamulenge de la diaspora régionale (Kenya, Rwanda, Burundi). Les groupes armés liés aux Babembe, Bafuliiru et Banyindu sont encore plus nombreux. Ils comprennent les Maï-Maï d’Ebuela Mtetezi, qui regroupent des commandants Bembe qui avaient auparavant leurs propres groupes, tels que Aoci et Ngyalabato ; les Maï-Maï Mulumba ; les Maï-Maï « Mupekenya » sous le commandement de Kati Malisawa, et une série de groupes essentiellement Fuliiru et Nyindu opérant sous le label « Biloze Bishambuke ». Ces derniers comprennent les groupes d’Ilunga, de Kashomba, de Mushombe et, dans la région de Minembwe, ceux dirigés par Luhala Kasororo et Assani Malkiya. 

Ces groupes armés opèrent au sein de larges coalitions, mais il y a régulièrement des tensions et parfois même des affrontements entre des groupes supposés être du même côté. Par exemple, le 2 août, les Biloze Bishambuke, sous le commandement d’Ilunga, ont affronté les troupes de Kati Malisawa près du village de Maheta, prétendument en raison d’une dispute concernant du bétail volé. Cela indique que certains chefs de groupes armés, et les acteurs politiques qui contribuent à les mobiliser et à les soutenir, ont également d’autres objectifs que la protection de leurs communautés. Ils aspirent souvent à renforcer leur propre influence politique et économique et certains ont des aspirations politiques nationales. Cela affaiblit encore l’argument selon lequel la violence est principalement motivée par un « conflit ethnique ». 

  1. La violence sur les Hauts Plateaux est liée à la création de la commune rurale de Minembwe 

Une autre explication fréquente de la violence, qui est étroitement liée au récit du conflit ethnique, est qu’elle découle de la création de la « commune rurale » de Minembwe – une entité de gouvernance locale décentralisée. La commune est devenue opérationnelle au début de 2019, à la suite de décrets publiés en 2013 et 2018, et de la nomination de ses dirigeants en février 2019. 

La commune est sans aucun doute une source de conflit. Elle est située sur le territoire de Fizi, sur des terres que les membres de la communauté Babembe considèrent comme les leurs. Ils considèrent donc la création de la commune comme un empiètement ou une occupation de leurs terres ancestrales. Certains ont également contesté la désignation du maire, qui est Munyamulenge. Mais surtout, la création de la commune est considérée comme la première étape de la résurrection du territoire (entité administrative sous-provinciale) de Minembwe.

Pendant la seconde guerre du Congo, l’administration rebelle du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), soutenu par le Rwanda, a créé le territoire de Minembwe, qui comprenait une grande partie des Hauts Plateaux et des Moyens Plateaux adjacents. Ce territoire répondait à un souhait de longue date des Banyamulenge, à qui les autorités coloniales avaient refusé une chefferie ou un groupement – des entités de gouvernance locale généralement formées selon des lignes ethniques. En conséquence, ils ont été soumis à la domination de chefs coutumiers d’autres communautés. Le territoire, où ils dominaient l’administration, a résolu ce problème. De plus, en prévision des futures élections, le territoire, qui est une circonscription électorale, aurait permis aux Banyamulenge d’accroître leur représentation politique au parlement. Etant minoritaires dans chacun des trois territoires qui composent les Hauts Plateaux, ils avaient eu des difficultés à faire élire leurs candidats. Enfin, le territoire a rapproché l’administration locale des habitants de cette région isolée, leur permettant d’y obtenir des actes de naissance et autres documents officiels. 

La création du territoire – qui a été officiellement abolie en 2007 – a été fortement contestée par d’autres groupes, qui y ont vu une rupture avec leurs terres ancestrales. En outre, elle semblait confirmer une théorie du complot selon laquelle les Banyamulenge seraient à l’avant-garde d’une invasion étrangère tentant d’exproprier et de déplacer les groupes « autochtones » et d’usurper leur autorité locale. Les membres de ces groupes ont donc un mauvais souvenir du territoire de Minembwe. En outre, elle a provoqué des conflits de leadership, parfois toujours en cours aujourd’hui. De nombreuses personnes anciennement nommées ont continué à se comporter comme des autorités locales de facto, même si elles n’occupent plus de poste officiel. 

Pour ces raisons, le territoire de Minembwe a une fonction hautement symbolique, en tant que marqueur de division et de violence. La commune rurale évoque des sentiments forts similaires, étant profondément inscrite dans les luttes autour de l’autorité et de l’identité locales. Elle est également devenue une affaire politique nationale. Si d’éminents dirigeants banyamulenge – dont Azarias Ruberwa, actuellement ministre de la Décentralisation – soutiennent la commune, de nombreux hommes politiques bembe, fuliiru et nyindu, comme Pardonne Kaliba, l’ont dénoncée. La commune a également suscité un débat animé parmi les Congolais de la diaspora. 

Pourtant, la violence sur les Hauts Plateaux, ainsi que l’émergence de la plupart des groupes armés impliqués dans les combats actuels, sont antérieurs à la création de la commune. La violence sur les Plateaux est fréquente depuis 1996. Le cycle actuel a commencé en 2016 et s’est intensifié à la mi-2018. Cette escalade s’est d’abord produite dans le groupement de Bijombo. Ce groupement n’est pas inclus dans la commune rurale, dont la surface est beaucoup plus petite que le territoire (aboli) de Minembwe. Bijombo a également une dynamique de conflit distincte. Cette dernière tourne dans une large mesure autour du poste de chef de groupement – pour lequel il existe de multiples prétendants liés à différents groupes ethniques. Un autre site de violence importante est la région d’Itombwe, qui n’est pas non plus incluse dans la commune. 

En résumé, même si elle est une source importante de conflit et figure en bonne place dans les discours des belligérants, la commune n’est qu’un des nombreux facteurs des combats actuels. Elle n’explique pas pourquoi et quand des groupes armés sont apparus sur les Plateaux et qui ils ciblent par leur violence.

  1. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’une ingérence étrangère

Comme le montrent notamment le Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC et RFI, les coalitions de belligérants qui combattent sur les Plateaux comprennent des groupes armés étrangers, notamment les groupes burundais Résistance pour un état de droit au Burundi (RED-Tabara) et Forces nationales de libération (FNL), ainsi que le Rwanda national congress (RNC). Ils ont parfois aussi inclus des soldats liés aux gouvernements des pays voisins, qui ont en outre accueilli des réseaux de recrutement et d’approvisionnement. Dans le même temps, l’Est de la RDC a connu plusieurs guerres déclenchées par des ingérences étrangères. Il est donc facile de conclure que les troubles sur les Plateaux résultent d’une nouvelle ingérence. 

Pourtant, cette explication passe sous silence les nombreux conflits autour de l’autorité locale mentionnés ci-dessus. Elle néglige également le rôle des acteurs politiques provinciaux, nationaux et de la diaspora dans le soutien à la mobilisation armée et à la polarisation. En outre, le langage de « l’ingérence étrangère » est quelque peu trompeur. Il laisse entendre que tout le pouvoir réside du côté des forces étrangères, qui manipulent les intermédiaires congolais comme ils l’entendent.

Cette lecture néglige le fait que les chefs des groupes armés et les acteurs politiques congolais disposent d’une importante marge de manœuvre quant aux forces étrangères avec lesquelles ils s’allient. Des changements occasionnels dans ces alliances témoignent de cette autonomie. Ces changements montrent également que de telles alliances sont mutuellement bénéfiques. Grâce à leurs alliés étrangers, les groupes congolais gagnent en capacités militaires, par exemple, en acquérant des armes lourdes. Cela permet à ces groupes de mieux faire valoir leur position dans les conflits autour de l’autorité locale et de l’accès aux ressources. Ainsi, l’implication d’acteurs étrangers ne peut être considérée indépendamment des dynamiques locales de conflit et de violence ; elles sont imbriquées et se renforcent mutuellement. Cela dit, l’ingérence étrangère a clairement contribué à une escalade significative de la violence, même si elle n’en est pas la cause. 

Quelle est donc la racine de cette terrible violence ? Il existe un certain nombre de mécanismes qui s’imbriquent les uns dans les autres. Tout d’abord, le récit de la « violence ethnique » est devenu une prophétie qui se réalise d’elle-même : tous les types de conflits et d’incidents de violence sont vus principalement à travers un prisme ethnique, même si d’autres facteurs sont également à l’œuvre. Cela active un deuxième mécanisme, qui est l’attribution de la responsabilité collective pour des actes de violence individuels. En conséquence, les civils sont attaqués en représailles des violences commises par les groupes armés. Ce brouillage des frontières entre les groupes armés et les civils est un facteur important des cycles de violence par vengeance. L’impunité généralisée a encore aggravé cette situation : les auteurs individuels n’étant pas tenus de rendre des comptes, la responsabilité est reportée sur les groupes dans leur ensemble. 

Un autre mécanisme clé est la militarisation, ou la tendance des dirigeants locaux et des élites politico-militaires à recourir à la force afin de gagner du terrain dans les conflits et les luttes de pouvoir. Cela n’implique pas seulement les politiciens, les hommes d’affaires et les chefs militaires en RDC, mais aussi les acteurs gouvernementaux et d’autres élites au niveau de la région des Grands Lacs. 

L’émergence et la persistance de groupes armés ne sont cependant pas seulement le résultat de la militarisation : elles découlent également de dilemmes sécuritaires locaux liés à la méfiance mutuelle entre les communautés. La présence de groupes armés considérés comme défendant des communautés ethniques particulières incite les membres d’autres communautés à soutenir également les groupes armés. La même logique pousse ces groupes armés à maintenir un équilibre militaire du pouvoir, ce qui motive des attaques visant à affaiblir l’ennemi. Les dilemmes locaux en matière de sécurité reposent essentiellement sur un manque de confiance généralisé dans les forces de sécurité de l’État, qui sont accusées de partialité par toutes les parties. Il est également enraciné dans une histoire de violence remontant aux guerres du Congo, qui a instillé de l’amertume et une profonde méfiance entre les différents groupes. 

Ces divers mécanismes se jouent à différents niveaux et se renforcent mutuellement. Par exemple, l’implication d’acteurs armés étrangers est en partie le résultat des stratégies des politiciens et des chefs militaires opérant au niveau national. Une fois présentes, ces forces étrangères exacerbent les dilemmes de sécurité locale et les conflits autour de l’autorité et des ressources locales. De cette manière, les dynamiques de conflit et de violence à différents niveaux s’entremêlent. Les explications monocausales, comme le trope paresseux de la « violence ethnique » ne rendent pas justice à cette complexité. En fait, elles peuvent exacerber la situation. Elles essentialisent encore plus les identités et légitiment l’attribution de la responsabilité de la violence des groupes armés aux communautés civiles. En décrivant la violence dans l’Est de la RDC, nous devons donc nous efforcer de trouver un langage analytique adéquat. 

Exactions, populations assiégées, tensions régionales : que se passe-t-il à Minembwe ?

Délégation de la Monusco à Fizi, un des territoires touchés par les récentes violences, le 16 mars 2019 (Monusco / Jacob de Lange)

« Génocide ». Ce terrible mot, qui résonne dans la région des Grands Lacs plus fort qu’ailleurs, a été de nouveau lancé, le 16 octobre, comme on jette un pavé dans des eaux déjà agitées. C’est ainsi que les représentants des Banyamulenge ont décrit la situation sur les hauts-plateaux du Sud-Kivu dans un communiqué. Cette communauté d’éleveurs tutsi rwandophones, se dit visée par un plan d’extermination, orchestré par les groupes mai-mai Ebu-Ela, Aochi, Mulumba et Biloze-Bishambuke, alliés à des groupes de rebelles burundais. La situation est-elle vraiment celle-ci ? « Il n’y a pas de génocide »,  nuance une source à la Monusco. «En revanche, il y a eu un nettoyage ethnique des Banyamulenge et des autres communautés qui vivent dans la région de Minembwe ».

Depuis le début de l’année, le Baromètre sécuritaire du Kivu (KST) a pu documenter 26 incidents violents commis par des groupes armés dans la zone. Douze ont été commis par des groupes mai-mai, deux par les rebelles burundais des Forces nationales de libération (FNL) et douze par des groupes armés Banyamulenge (Ngumino et Twiganeho).

Presque tous les Banyamulenge encore présents dans la zone sont désormais regroupés à Minembwe centre, commune désertée par toutes les autres communautés. Il y aurait ainsi quelques 25 000 déplacés dans cette seule localité, selon son bourgmestre adjoint. « Nous avons perdu plus de 100 personnes et plus de 35 000 vaches, qui sont le fruit du travail de plusieurs générations », assure un notable de la communauté.

Quel est le point de départ de ce cycle de violence ? Difficile de le définir, tant il s’inscrit dans une histoire longue. Les Banyamulenge sont une communauté d’éleveurs, originaires du Burundi et du Rwanda, et arrivés avec leurs troupeaux de vaches sur les hauts plateaux du Sud-Kivu dès le XIXe siècle. Les colonisateurs belges n’ont toutefois jamais créé de « chefferie » pour ce groupe semi-nomade, à la différence des communautés voisines de cultivateurs babembe, bafuliru et bayindu.

Après l’indépendance, ils ont été la cible de haine ethnique et de discrimination. Mais certains Banyamulenge ont participé à des abus, souvent au nom de l’autodéfense. Le rejet de cette communauté s’est notamment accentué pendant la première et la deuxième Guerre du Congo, lorsque certains de ses membres ont occupé des positions militaires et civiles importantes dans les rébellions violentes et profondément impopulaires au Sud-Kivu de l’AFDL (1996-1997) et du RCD (1998-2003). Après la fin de la guerre, la plupart des rebelles banyamulenge ont rejoint l’armée congolaise, mais plusieurs petits groupes sont restés sur les hauts plateaux, en particulier les Forces républicaines fédéralistes (FRF), affirmant que leur communauté avait besoin de protection. Dans une certaine mesure, ce fut une prophétie autoréalisatrice : leur présence servait alors de justification à la mobilisation de groupes Maï-Maï.

Pour la chercheuse Judith Verweijen, de l’université de Sheffield, le récent cycle de violences est ainsi l’aboutissement d’un processus à l’oeuvre « depuis au moins quatre ans ». « Cela a commencé avec des disputes sur le pouvoir coutumier dans la zone de Bijombo et la montée en puissance du groupe armé Banyamulenge Ngumino (« restons-ici » en Kinyamulenge). Peut-être trop confiant dans ses forces, il s’est mis à taxer brutalement la population locale. Cela a accéléré le recrutement des groupes d’autodéfense de la zone et a abouti à une première vague d’affrontements en 2015 et 2016 ».

Sur ce contexte déjà tendu vont se greffer des tensions régionales croissantes. Après la  candidature très contestée du président burundais Pierre Nkurunziza à un troisième mandat, en 2015, les rébellions burundaises présentes au Congo ont connu un afflux de nouveaux combattants. Parmi elles, notamment, les FNL et la Résistance pour un Etat de Droit au Burundi (RED) – Tabara. Ces derniers sont soutenus par le Rwanda dès 2015, notamment en matière de recrutement et de formation, selon un rapport du groupe d’experts de l’ONU.

Mais cette zone devient bientôt la base d’une autre rébellion, hostile au Rwanda cette fois : le Congrès national rwandais (RNC) du dissident Kayumba Nyamwasa, exilé en Afrique du Sud. Selon un autre rapport du groupe d’expert des Nations-Unies sur la RD Congo, il s’installe dans la forêt de Bijabo, au Nord de Minembwe, et noue une alliance avec les combattants Banyamulenge Ngumino. Le même rapport indique que le Burundi sert alors de territoire de transit pour certaines de ses recrues.

Sur ce cocktail explosif arrive l’étincelle : le 21 février 2019, un Munyamulenge, Gady Mukiza, est investi premier bourgmestre de la commune rurale nouvellement créée de Minembwe. L’identité du ministre de la Décentralisation qui supervise ces réformes, Azarias Ruberwa, lui-même Munyamulenge, a contribué à accroitre la méfiance au sein des membres des communautés voisines. Pour leurs représentants, qui souvent dénient aux Banyamulenge leur nationalité congolaise ainsi que l’exercice de pouvoir local, c’est une provocation. Elle est très vite aggravée par une vague de violences commises par les Ngumino (voir graph ci-dessous).

Nombre de civils tués dans des attaques du groupe armé Ngumino

Une coalition constituée des milices mai-mai locales, appuyées par les rebellions burundaises FNL et Red-Tabara, se forme contre eux en mars, selon le député munyamulenge Moïse Nyarugabo. Selon deux sources locales (une de la société civile et une policière), cette coalition serait appuyée par des membres des forces spéciales rwandaises, notamment au travers de leurs alliés RED-Tabara. Pour Kigali, qui est en conflit avec une partie des leaders banyamulenge depuis de nombreuses années, la participation à cette opération présenterait aussi l’avantage de priver le RNC d’une base arrière. 

Deux événements documentés par le KST vont contribuer à attiser le cycle de violences qui se met en place. Le 4 mai 2019, les Ngumino assassinent le chef coutumier banyindu Kawaza Nyakwana. Cela provoque une flambée d’exactions, avec notamment des incendies de villages, jusqu’en juin. Puis, le 7 septembre, le chef Ngumino Semahurungure est assassiné dans le village de Tulambo, à plusieurs kilomètres de la ligne de front. 

Selon les sources locales précédemment citées, ainsi qu’une source militaire congolaise et une source militaire rwandaise, cette opération aurait été organisée avec l’appui, au moins en renseignement, de Kigali. Une source des renseignements de la Monusco interrogée par le KST n’a pas été en mesure de confirmer cette information, mais s’est étonné de cet assassinat « très éloignée des modes opératoires habituels des groupes mai-mai » et qui ressemble « étrangement » à l’assassinat, tout aussi mystérieux, du chef des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), Sylvestre Mudacumura.

Les Ngumino semblent en tout cas aujourd’hui affaiblis. L’essentiel des groupes armés banyamulenge encore actifs sont les Twiganeho (« défendons-nous » en Kinyamulenge), milices « d’autodéfense » qui se mobilisent traditionnellement lorsque la communauté est menacée.

La Monusco a depuis ouvert deux nouvelles bases provisoires à Minembwe. Mais un notable munyamulenge s’inquiète : « j’ai peur qu’il soit déjà trop tard et que la crise actuelle ait des conséquences irréversibles sur la coexistence pacifique des communautés dans cette zone ».